- ÉTATS-UNIS - La démocratie institutionnelle
- ÉTATS-UNIS - La démocratie institutionnelleGrande puissance mondiale, avec une population qui dépasse 250 millions d’habitants (256 millions en 1993), les États-Unis continuent à être régis par la plus ancienne Constitution écrite actuellement en vigueur, élaborée en 1787-1788 pour un pays de 4 millions d’habitants. Fondé sur les principes du fédéralisme, de la limitation et de la séparation des pouvoirs, de la liberté des citoyens, le régime politique américain s’est étendu des treize États fondateurs, tous situés sur la côte est, jusqu’au Pacifique; il a permis une croissance économique d’une ampleur sans précédent dans l’histoire; il a survécu aux crises politiques et sociales du XIXe siècle – notamment à la guerre de Sécession (1861-1865) – et a organisé l’accession des États-Unis aux responsabilités internationales, lors des deux guerres mondiales. Miracle de solidité et d’adaptabilité? L’évolution a souvent découlé d’affrontements entre groupes sociaux, mais aussi des rivalités entre institutions voulues par les rédacteurs de la Constitution, les «pères fondateurs» de la démocratie américaine; et rien ne garantit que la victoire, peut-être temporaire, du Congrès sur le président, dans le domaine de la politique étrangère, ou des juges sur les autorités élues, pour la solution de certains problèmes sociaux, améliore l’efficacité du système lui-même. Aussi l’inquiétude – surtout après des crises telles que celle des années 1960 à propos du problème noir, celle qui a été entraînée par la guerre du Vietnam, ou bien encore la crise provoquée par l’affaire du Watergate qui, pour la première fois dans l’histoire des États-Unis, a acculé un président à la démission (Richard Nixon, en 1974) – n’est-elle pas sans justification.La comparaison avec la période de la guerre de Sécession et avec celle de la grande dépression, dont le régime américain est sorti transformé mais victorieux, incline cependant à un optimisme raisonné: depuis 1945, la société politique américaine a infléchi certaines de ses institutions et de ses attitudes avec une efficacité surprenante. La capacité du système à régler les problèmes qui se posent à lui en a-t-elle été accrue suffisamment? Les freins traditionnels, et certaines entraves nouvelles, ne s’opposent-ils pas de façon inquiétante au dynamisme qui était naguère le symbole de l’Amérique? Radicalisation de la revendication des Noirs impatients d’accéder à la dignité promise, mais jamais obtenue; opposition à la guerre menée au Vietnam en dehors de toute décision prise consciemment par la nation; contestation globale d’une «société de consommation», incapable de régler ses principaux problèmes, et n’offrant qu’un idéal jugé dérisoire par une partie de sa jeunesse; réaction du Congrès et du pouvoir judiciaire à la fois à l’interprétation des pouvoirs du président affirmée par Richard Nixon et ses collaborateurs; volonté du président Ronald Reagan de présenter ses victoires électorales de 1980 et 1984 comme un mandat pour bouleverser les équilibres politiques et sociaux résultant de près de cinquante ans d’histoire: à chaque fois, on s’aperçoit de la force de ce qui est en place, et qui dessine une sorte de paysage institutionnel et politique à évolution lente. Cette difficulté à se mouvoir est-elle conforme aux intérêts d’un grand État ayant, pour ce qui est à la fois de sa politique extérieure et de sa politique économique, des responsabilités à l’échelle mondiale? Le président Bush n’a pas cherché à moderniser le système politique. Le président Clinton estimera-t-il que c’est là une priorité? On peut en douter.1. Les institutionsL’extension des pouvoirs de l’ÉtatLes transformations politiques et institutionnelles depuis 1945 ne peuvent être expliquées sans référence aux années trente: la période de la guerre et celle de l’après-guerre consolident une évolution amorcée en 1933. Du début du New Deal à 1952, les États-Unis ont été gouvernés par la coalition rooseveltienne – habitants des villes, ouvriers d’industrie, membres des minorités ethniques, raciales et religieuses, Blancs du Sud. Moins solide que naguère, cette coalition demeure majoritaire jusqu’à la fin des années soixante-dix, au point que seules des circonstances exceptionnelles permettaient l’élection d’un président républicain. C’est elle qui a façonné, contre la résistance des ruraux et des milieux d’affaires, la puissance actuelle de l’État fédéral.L’extension des pouvoirs de l’État s’est faite dès l’arrivée à la Maison-Blanche du président Franklin D. Roosevelt, en mars 1933: réforme du système bancaire, dévaluation, orientation et soutien de l’agriculture, lutte contre les abus de la concurrence, remise en place d’un système de relations collectives du travail sous contrôle fédéral, contrôle des bourses de valeurs, programmes de grands travaux. L’ampleur de la tâche accomplie de 1933 à 1939 ne doit pas faire oublier qu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’économie américaine était encore en crise, faute d’une politique économique et financière audacieuse et cohérente. L’efficacité de la mobilisation des ressources humaines et matérielles en vue de l’effort de guerre permit aux États-Unis de mettre sur pied et de ravitailler une armée gigantesque, mais leur rendit surtout la prospérité. Cela explique qu’après 1945 l’État ait pu garder la responsabilité du niveau général de l’activité économique. Les tâches nouvelles se sont ajoutées aux responsabilités internationales issues de la guerre même. Aussi l’appareil administratif dut-il être développé, mieux coordonné et doté de moyens plus puissants; cela provoqua des changements d’équilibre entre les composantes du système américain, et au sein même de certaines institutions. Depuis lors, des problèmes nouveaux n’ont pas cessé de se poser; de plus en plus, c’est du président que l’opinion attend les initiatives nécessaires pour en tenter le règlement.Le rôle du présidentEnfreignant une tradition qui remontait à George Washington, F. D. Roosevelt s’était porté candidat à la présidence une troisième fois (en 1940) et même une quatrième fois (en 1944). La violation de cette coutume,jusque-là considérée comme quasi constitutionnelle, l’ampleur des pouvoirs dont Roosevelt avait bénéficié – et dont, aux yeux de ses critiques, il avait trop souvent abusé – ont été à l’origine d’une importante révision constitutionnelle. Voté par le Congrès en mars 1947, moins de deux ans après la mort de F. D. Roosevelt, et entré en vigueur en 1951, le 22e amendement (le précédent, voté en 1933, avait aboli la prohibition) interdit de briguer plus de deux mandats présidentiels – ou même un seul mandat si le candidat a exercé les fonctions de président deux ans avant sa première élection (par suite d’une vacance). Cette disposition limite fortement l’autorité dont dispose, au cours des dernières années de son second mandat, un président réélu; elle n’a joué en fait que pour Dwight D. Eisenhower et pour Ronald Reagan: votée pendant la présidence de Harry S. Truman, elle excluait expressément celui-ci de son champ d’application, et Lyndon B. Johnson n’a pas brigué de second mandat.En raison des problèmes qu’ils ont eu à régler et de leur personnalité, H. S. Truman, J. F. Kennedy et L. B. Johnson ont considérablement élargi le domaine d’action de la présidence. Il n’en a pas été de même d’Eisenhower. Tout président américain, selon le mot de Woodrow Wilson, «reste libre d’être aussi grand qu’il le peut» – ou qu’il le veut. Parce qu’elle est occupée par un individu, la présidence des États-Unis est une institution remarquablement plastique, dont les contours dépendent autant des circonstances extérieures que de la personnalité du président.Il s’agit bien toutefois d’une institution à laquelle la Constitution et les précédents fixent des règles de fonctionnement, des pouvoirs et des limites. C’est faute de l’avoir compris que Richard Nixon, coupable d’un grand nombre d’abus et d’erreurs dans l’affaire du Watergate, doit abandonner ses fonctions en août 1974 pour n’être pas destitué par le Sénat sur proposition de la Chambre des représentants: les États-Unis restent un État de droit; leur président s’engage sous la foi du serment à appliquer la Constitution.Le symbole de l’unité nationaleChef de l’État, le président des États-Unis bénéficie, dans son pays et à l’étranger, du respect dû à l’homme qui dirige une grande puissance, et dont les pouvoirs sont liés à la stabilité des institutions. Aux États-Unis mêmes, le président incarne l’unité nationale et bénéficie au début de son mandat de la confiance de beaucoup des partisans de son rival malheureux; son action lui permet d’ailleurs aussi bien d’élargir cette majorité que de la perdre. Le public manifeste parfois beaucoup d’indulgence; la popularité de John F. Kennedy s’est fortement accrue après le désastre du débarquement de la baie des Cochons, à Cuba, en mars 1961: il n’était président que depuis deux mois, et il avait assumé la pleine responsabilité de l’échec. Mais l’obstination dans l’erreur est sanctionnée avec sévérité. Lors de la crise de 1974, le président Nixon perd le soutien de la plupart de ses électeurs de 1972; il a été longtemps considéré par la majorité des Américains comme le plus mauvais de leurs présidents.La direction des affaires extérieuresEn vertu de la Constitution, le président est également responsable de la politique étrangère. Avant Woodrow Wilson en 1919, aucun président ne s’était absenté des États-Unis dans l’exercice de ses fonctions. La pratique des voyages à l’étranger et des rencontres entre chefs d’État et de gouvernement, rendue possible par les progrès des moyens de transport, ainsi que la nécessité de décisions rapides à propos de problèmes urgents, ont tendu à accroître sensiblement l’influence personnelle du président, et son conseiller en matière de sécurité tend à prendre le pas sur le secrétaire d’État. Comme F. D. Roosevelt, J. F. Kennedy a été pour l’essentiel son propre secrétaire d’État; Truman s’en est souvent remis à Dean Acheson, et Eisenhower a fait confiance à John Foster Dulles; avec le président Johnson, il semble que le rôle de Dean Rusk ait été plus important qu’au temps de Kennedy. Sous Richard Nixon, Henry Kissinger, conseiller à la Maison-Blanche, devient si important qu’il finit par être nommé secrétaire d’État, pour que soit réglé un problème de coordination devenu aigu; problème que l’on verra surgir à nouveau sous la présidence de Jimmy Carter et sous celle de Ronald Reagan. Dans tous les cas, en effet, le président reste responsable; c’est lui qui nomme les représentants des États-Unis à l’étranger, et c’est auprès de lui que sont accrédités les ambassadeurs étrangers; c’est en son nom que sont négociés les accords internationaux ; enfin, il est le commandant en chef des forces armées. Le Congrès tout entier a à connaître de toute mesure ayant des répercussions budgétaires; le Sénat doit ratifier les traités et approuver les nominations de hauts fonctionnaires à la majorité des deux tiers, et les Chambres ont souvent utilisé leurs pouvoirs pour exercer sur la politique étrangère un contrôle que le président supporte sans joie. Mais si le Congrès peut contrôler et parfois même gêner ou rendre inopérante la politique étrangère du président, il ne peut pas lui en imposer une autre; et le président peut user de subterfuges – tels que les «accords exécutifs», non soumis à ratification – pour avoir les mains plus libres.La responsabilité de la défenseCommandant en chef, le président l’est de la façon la plus directe s’il le veut, et depuis 1940 aucun président n’a interprété son titre constitutionnel comme une simple dignité. Seul le Congrès peut déclarer la guerre, mais les présidents ont à plusieurs reprises engagé les forces armées américaines non seulement dans des opérations limitées (Eisenhower au Liban, en 1958; Johnson en république Dominicaine en 1965; Reagan à la Grenade en 1983; Bush à Panama en 1989), mais aussi dans de véritables guerres sans déclaration de guerre: ainsi Truman en Corée en 1950, Johnson puis Nixon au Vietnam à partir de 1964, Nixon en ordonnant des bombardements au Cambodge. Le Congrès a estimé en 1973 qu’il devait pouvoir contrôler de telles décisions, et éventuellement y mettre fin: résolution conjointe du Sénat et de la Chambre des représentants sur les pouvoirs de guerre (War Powers Resolution), obligation faite à la C.I.A. de rendre compte confidentiellement au Congrès de ses opérations secrètes, droit de veto du Congrès sur les ventes d’armes. Le président Nixon et ses successeurs ont refusé d’être «paralysés» par de telles entraves, qu’ils ont jugées contraires à la Constitution ou inapplicables. G. Bush n’a pas beaucoup hésité en 1990 avant de riposter à l’invasion du Koweït par l’Irak.Comme tout commandant en chef, le président des États-Unis doit fixer les objectifs militaires, préciser les méthodes d’action, attribuer les moyens qui permettent l’action de l’armée. L’importance croissante des problèmes de défense à partir du début de la «guerre froide», et surtout de la guerre de Corée, la complexité technique des décisions à prendre ont singulièrement accru l’influence des militaires dans l’élaboration même de la politique de défense et de la politique étrangère tout court. Aussi le président a-t-il cherché à se donner de nouveaux moyens de connaissance et de coordination; la Central Intelligence Agency (C.I.A.), chargée depuis 1947 de l’espionnage et du contre-espionnage, est rattachée directement au Conseil national de sécurité (également créé en 1947), qui comprend actuellement le président et le vice-président des États-Unis, le secrétaire d’État et le secrétaire à la Défense, ainsi que le directeur de l’Office of Emergency Planning (chargé de prévoir l’organisation de la nation en cas de guerre éventuelle).Les conflits au sein de la hiérarchie militaire, ou entre les responsables militaires et ceux d’autres départements, sont donc arbitrés par le président, et celui-ci impose sa volonté quand il en a une. En 1951, Truman a révoqué pour insubordination le plus prestigieux des militaires américains, le général Douglas MacArthur, alors commandant en chef en Corée et au Japon; en 1968, Johnson a imposé l’arrêt partiel des bombardements au Nord-Vietnam. Si Kennedy a permis l’expédition de la baie des Cochons, préparée par la C.I.A. et par l’état-major, si Johnson a accepté l’escalade au Vietnam, c’est eux qui en portent la responsabilité devant l’histoire. Le président Eisenhower a certes dénoncé en 1961, avant de quitter la Maison-Blanche, l’influence néfaste du «complexe militaro-industriel» sur la politique du pays; mais pareille menace n’est à craindre que dans la mesure où l’on a affaire à un président faible ou incapable. Plus redoutable peut-être est la volonté du Congrès d’imposer dans certaines circonstances sa propre politique, alors qu’il est moins bien outillé que l’exécutif pour connaître les données de la situation et qu’il ne dispose guère de moyens d’application autres qu’indirects, principalement budgétaires.Le «gouvernement»Le président est aussi et surtout le chef de l’exécutif. Il doit assurer l’exécution des lois, au besoin par la force: les troupes fédérales ont été employées pour imposer l’application de décisions judiciaires par Eisenhower à Little Rock (Arkansas), en 1957, et par Kennedy à Jackson (Mississippi), en 1962.Le pouvoir de nomination des fonctionnaires fédéraux que lui attribue la Constitution est soumis à l’approbation du Sénat, pour les postes d’un certain rang. Et cette disposition est loin d’être de pure forme. L’hostilité du Sénat peut conduire le président à retirer une nomination à laquelle il a attaché tout son prestige.L’autorité du président, pour s’exercer de façon efficace sur l’administration, doit être fondée sur des informations précises et sur un contrôle rigoureux de l’exécution de ses décisions; d’où l’importance de l’administration de la Maison-Blanche (Executive Office of the President), créée en 1939. Sont directement rattachés à la Maison-Blanche, outre le Bureau du budget (depuis 1970: Bureau de la gestion et du budget), le Conseil des conseillers économiques, créé en 1946, et chargé d’élaborer la politique de conjoncture destinée à assurer le plein emploi; le Conseil national de sécurité, créé en 1947, et qui coordonne toutes les décisions en matière de politique extérieure et de politique de défense; le Service de la politique intérieure; le Conseil de contrôle des services de renseignements; le Bureau de la politique de la science et de la technologie; le Conseil de la qualité de l’environnement; le Bureau de l’administration; le Conseil de la stabilité des salaires et des prix; le Bureau du représentant des États-Unis en matière de commerce extérieur: au total, près de deux mille personnes.Le «cabinet» propre du président a varié de trois personnes sous Wilson jusqu’à quatorze sous F. D. Roosevelt et cinquante à la fin de la présidence d’Eisenhower; il comprend, sous Reagan et Bush, une cinquantaine de personnes. Chaque président a sa propre façon d’utiliser ses collaborateurs, et son style présidentiel dépend beaucoup de l’organisation qu’il adopte. Son respect des procédures et des organigrammes a rendu Eisenhower prisonnier de ses collaborateurs – les décisions qu’il avait à approuver étaient si bien préparées que sa marge de choix était en fait très limitée – et son «directeur de cabinet» (special assistant ) de 1953 à 1958, Sherman Adams, bénéficiait d’une délégation très étendue. Kennedy, au contraire, bousculait sans cesse l’organigramme, pour être certain de n’être pas forcé de prendre des décisions dont la portée pourrait lui échapper. Par goût du secret, et peut-être par timidité, R. Nixon ne voyait guère qu’un très petit nombre de ses collaborateurs, qui en venaient à détenir un pouvoir considérable. R. Reagan a délégué son pouvoir d’élaboration des grandes décisions de manière plutôt inhabituelle – effet de l’âge, peut-être, ou conscience de son inexpérience. G. Bush a plusieurs fois changé sa manière de procéder; B. Clinton fait preuve d’une exceptionnelle connaissance de beaucoup de dossiers.C’est donc le personnel de l’Executive Office – «cabinet» du président, mais aussi Bureau du budget et autres organes de contrôle et de coordination – qui aide le président à imposer sa politique aux départements ministériels et aux nombreuses administrations placés sous son autorité: il n’y a pas, à proprement parler, de «gouvernement» aux États-Unis. Treize ministères ayant chacun à sa tête un secrétaire accomplissent une grande partie du travail administratif: département d’État (relations extérieures), département du Trésor, département de la Défense, département de la Justice, département des Postes, département de l’Intérieur (protection des ressources naturelles et administration du domaine public), département de l’Agriculture, département du Commerce, département du Travail, tous institués entre 1789 et 1913; et cinq départements, créés après 1950: Santé, Éducation et Bien-Être (1953), divisé en 1979 en deux départements séparés: Éducation, Santé et Services humains; Logement et Développement urbain (1965), Transports (1966); Énergie (1979).La coordination est difficile à imposer à ces départements, qui ont souvent à traiter de problèmes connexes; ainsi, le département d’État et celui de la Défense ne sont en aucune façon les seuls à connaître de la politique étrangère, et l’autorité de l’ambassadeur des États-Unis sur tous les représentants des diverses administrations dans le pays où il représente le président demeure, malgré les textes, souvent inefficace. La difficulté s’aggrave du fait de l’existence d’un grand nombre d’administrations semi-autonomes ou mêmes autonomes, souvent dotées de pouvoirs importants: si le département du Trésor fixe le taux d’intérêt auquel sont émis les emprunts, le taux de réescompte est établi par le Conseil fédéral de réserve dont les membres, nommés par le président, sont inamovibles pendant la durée de leur mandat.Le président et son partiQuoique chef de son parti, le président ne peut en attendre un soutien automatique; vis-à-vis des personnalités politiques dont l’appui lui est indispensable, il devra user de toutes les armes à sa disposition: faveurs et services rendus à eux-mêmes et à leurs électeurs, pressions et menaces de tous ordres, appels à l’opinion publique. Il doit en effet les persuader qu’il est conforme à leur propre intérêt de le soutenir; cela vaut, selon R. S. Neustadt, pour ses subordonnés aussi bien que pour ses alliés éventuels: aucun président ne peut compter voir ses ordres exécutés sans un effort considérable de persuasion de sa part. C’est ce talent de persuasion utilisé avec une habileté consommée qui a valu au président Johnson ses succès des années 1964 à 1966 auprès du Congrès: ancien leader de la majorité démocrate au Sénat, il a su obtenir alors l’approbation d’un grand nombre de projets que ses prédécesseurs avaient préconisés en vain. Et c’est ce talent qui a manqué à R. Nixon, et qui l’a conduit à la catastrophe: il n’a pas compris à quel point, dans un système aussi fragmenté que celui des États-Unis, il lui serait impossible de l’emporter sur un grand nombre d’acteurs et d’institutions sur lesquels il n’avait pas prise.Limites à l’influence du présidentÉlu pour quatre ans dans une circonscription composée du pays tout entier, et incarnant de ce fait l’unité nationale, titulaire de pouvoirs considérables, le président peut néanmoins voir son autorité amoindrie et battue en brèche. L’opinion publique est fluctuante et, si la popularité du président reste longtemps faible, l’efficacité de son action peut en souffrir. Élus dans des circonscriptions d’une étendue inférieure à la sienne, les membres du Congrès sont animés par le souci de leur propre carrière et ont tendance à se montrer jaloux de leurs prérogatives. Les rivalités au sein même de l’administration contribuent encore à fragmenter le pouvoir qu’est censé exercer le président. Enfin, il doit agir conformément à la Constitution et aux lois, et se trouve soumis à ce titre au contrôle non seulement de la Cour suprême, mais de tout juge fédéral: c’est un juge de première instance qui, en 1952, a jugé illégale la mise sous séquestre des aciéries par le président Truman; la Cour suprême lui a donné raison. C’est parce que la Cour suprême, à l’unanimité de ses membres, a jugé qu’il devait communiquer des documents et des bandes d’enregistrement qu’il avait refusés à la justice et aux commissions du Congrès, que le président Nixon, se sachant perdu, s’est, en 1974, démis de ses fonctions.Le CongrèsComposé du Sénat (2 membres par État, élus pour six ans et renouvelables par tiers, soit un total de 96 jusqu’en 1958, de 100 depuis l’admission de l’Alaska et de Hawaii au rang d’États membres de l’Union) et de la Chambre des représentants (435 membres élus pour deux ans, répartis proportionnellement à la population de chaque État), le Congrès des États-Unis continue lui aussi à fonctionner selon des règles dont un bon nombre date du XVIIIe siècle. Ses membres expriment souvent leur regret que l’équilibre entre l’exécutif et le législatif se rompe de plus en plus en faveur du premier; mais, en réalité, peu de parlements au monde exercent des pouvoirs aussi étendus et se montrent aussi jaloux de leurs prérogatives lorsque c’est politiquement utile.Le régime présidentiel, qui interdit au Congrès de mettre en cause la responsabilité du président (sauf par la procédure de la mise en accusation), empêche le président de s’immiscer dans la marche des travaux législatifs. Le Congrès ne pouvant renverser le président ni celui-ci dissoudre le Congrès, les nécessités de l’action politique ont substitué à la séparation des pouvoirs un régime de collaboration ou de partage, sans cesse mis en danger par les rivalités entre institutions, par les divergences d’intérêt ou par les préoccupations partisanes (tabl. 1).L’organisation même du Congrès, ses règles de fonctionnement, la nature du mandat de ses membres expliquent qu’il soit souvent considéré comme plus lent et plus conservateur, moins capable d’initiative, que le président. Beaucoup de problèmes relèvent en effet de décisions autres que législatives; le domaine fondamental du Congrès reste la législation, même si elle n’épuise pas ses possibilités d’influence. Le débat public, obéissant à une procédure précise et compliquée, est souvent d’un maniement difficile. Enfin, si la Chambre des représentants, entièrement renouvelée tous les deux ans, a longtemps reflété et parfois amplifié les mouvements d’opinion, les candidats «sortants» y sont désormais presque tous réélus. Le Sénat est un organisme permanent (ses membres, élus pour six ans, sont renouvelés par tiers tous les deux ans), dont le règlement tend à accentuer le conservatisme.Dans les deux Chambres, le règlement et surtout la coutume aboutissent à une étonnante fragmentation du pouvoir. Non seulement chacune des commissions permanentes – le Sénat en comprend dix-sept, la Chambre vingt-deux – auxquelles sont soumises les propositions de loi possède des pouvoirs dilatoires que la Chambre a du mal à contester, mais le président de chaque commission, voire de chaque sous-commission (environ 300 au total), est lui aussi doté de tels pouvoirs. La volonté de la majorité de chaque Chambre peut donc être contrecarrée efficacement par un petit nombre de ses membres, ou même par un seul.Dans les deux Chambres, l’appartenance aux commissions et l’attribution des postes de responsabilité ont été longtemps régies par l’ancienneté; elles ne le sont plus entièrement depuis les années 1975-1981. Les présidents de commissions sont néanmoins rarement jeunes; ils représentent généralement des circonscriptions ou des États réputés «sûrs» aux yeux de leur parti ; lorsque la majorité est démocrate – ce fut le cas de vingt-trois des vingt-cinq Chambres des représentants élues entre 1944 et 1992 –, les démocrates du Sud, dont les sièges ne sont presque jamais en danger, exercent par là une influence disproportionnée à leur nombre.Au Sénat, la tradition de la liberté d’expression illimitée est utilisée pour mettre en échec la volonté de la majorité: une minorité bien organisée peut pratiquer l’obstruction, et il est exceptionnel que la majorité vote la limitation du débat, comme elle en a le droit. Toutes ces pratiques réduisent l’efficacité du Congrès, mais conservent à chacun de ses membres une chance d’accéder à une position d’influence; souvent attaquées, il n’y a guère de chances qu’elles soient abandonnées dans un proche avenir.Constamment critique à l’égard du président au nom des libertés publiques, le Congrès, depuis 1944, a souvent montré peu d’attachement à défendre certains droits fondamentaux. La Commission des activités anti-américaines de la Chambre des représentants, certaines sous-commissions du Sénat (et notamment celle qu’a présidée en 1953 et 1954 Joseph R. McCarthy) ont gravement porté atteinte aux droits de nombreux témoins appelés à comparaître devant elles. La guerre froide explique le vote, malgré le veto du président Truman, de la loi McCarran de 1950, qui restreignait les libertés des communistes et leur faisait obligation de se déclarer au département de la Justice.Cette indifférence s’est également manifestée dans le domaine racial. Gêné par ses propres règles de fonctionnement, peu attentif à des questions qui n’affectaient qu’un petit nombre de ses membres, le Congrès n’a pas compris à temps l’urgence avec laquelle se posait la «question noire»; deux lois d’assez faible portée ont été votées en 1957 et 1960, mais c’est de la Cour suprême qu’est venue l’impulsion (1954). Bien sûr, le vote de la loi de 1964 sur les droits civiques reflète une prise de conscience des problèmes; mais il fallut, pour qu’elle fût votée, les émeutes de 1963, l’assassinat du président Kennedy et les efforts du président Johnson.Il serait abusif de parler d’une crise de l’institution parlementaire aux États-Unis car le Congrès y demeure puissant; et la gêne que ses activités imposent aux responsables du pouvoir exécutif, constamment obligés de s’expliquer sur leur politique et sur la façon dont ils l’appliquent, présente peut-être plus d’avantages que d’inconvénients graves. La loi de 1974 sur la procédure budgétaire a considérablement renforcé le pouvoir législatif dans ce domaine essentiel. Chacune des deux chambres est dotée de moyens d’étude et d’investigation impressionnants; chacun des sénateurs et des représentants est à la tête d’un petit état-major d’assistants et de secrétaires. L’opinion publique n’en manifeste pas moins une assez grande insatisfaction: selon les enquêtes, deux Américains sur trois estiment que le Congrès ne fait pas bien son travail.Le pouvoir judiciaireDe 1933 à 1936, une Cour suprême conservatrice avait cherché, au nom de la Constitution, à faire obstacle aux réformes du New Deal. Transformée par le départ ou le décès de certains juges plutôt que vaincue par F. D. Roosevelt, elle avait ensuite, jusqu’en 1953, manifesté une assez grande réserve, et dans l’ensemble adopté une attitude conforme aux vues du Congrès et du président. Une nouvelle phase «activiste» s’est ouverte en 1953, lorsque le président Eisenhower a nommé Earl Warren à la tête de la Cour. Cette phase a duré jusqu’au départ de ce dernier, en 1969.Les juges fédéraux ont, pendant toute la durée de la Cour d’Earl Warren, utilisé leur faculté d’interpréter la Constitution. Et la Cour suprême, qui détient ce pouvoir souverainement, a modifié sa jurisprudence dans des domaines clés de la société américaine et de l’équilibre institutionnel. Le droit dit par les juges a ainsi évolué dans le sens de l’égalité et du respect des droits des minorités et des individus.C’est dans la lutte contre la discrimination et la ségrégation raciales que s’est d’abord manifestée la volonté de la Cour de donner aux principes implicites dans la Constitution le caractère d’une obligation: l’arrêt Brown a déclaré en 1954 que la ségrégation raciale dans les écoles publiques était inégalitaire en soi, et que l’intégration devait donc lui être substituée. Étendu à d’autres domaines, ce principe donnait au mouvement pour l’intégration une impulsion nouvelle, en lui permettant d’abattre une à une les barrières juridiques auxquelles il s’était heurté.La Cour s’est également attachée à protéger les droits des suspects et des condamnés, allant jusqu’à déclarer contraire à la Constitution la peine de mort telle que l’instituaient les lois en vigueur, à limiter les pouvoirs de la police, à garantir certains droits politiques menacés par le Congrès et par ses commissions. Mise à part la lutte contre la ségrégation, c’est à propos des bases de la représentation et du fonctionnement des institutions représentatives qu’elle a rendu les arrêts les plus marquants, n’hésitant pas à aller à l’encontre des plus vieilles règles de jurisprudence.Traditionnellement, le pouvoir judiciaire s’était interdit, en raison du principe de la séparation des pouvoirs, de s’immiscer dans le fonctionnement des législatures d’État et du Congrès fédéral. Or, l’arrêt Baker v. Carr a posé en 1962 l’obligation de se conformer, dans le découpage des circonscriptions électorales, au principe «une personne, une voix». Les États devaient mettre fin aux inégalités de représentation qui aboutissaient à une surreprésentation des régions rurales: l’urbanisation avait rarement été suivie d’une nouvelle répartition des sièges tenant compte de celle de la population. Le principe «une personne, une voix» a été progressivement étendu, et même appliqué aux élections à la Chambre fédérale des représentants par un arrêt de 1964. Les États se sont soumis petit à petit: le redécoupage des circonscriptions s’est fait en fin de compte sous le contrôle des juges.La Cour suprême s’est de même reconnue compétente, en 1969 (arrêt Powell) pour annuler la décision de la Chambre des représentants d’interdire à un de ses membres régulièrement élus d’occuper son siège; la Cour manifestait ainsi sa volonté de s’opposer à l’arbitraire, même parlementaire.De 1969 à 1986, la Cour Warren Burger (du nom de son président, désigné par Richard Nixon) n’a répondu que partiellement aux espoirs des Américains conservateurs: elle a certes permis le rétablissement des exécutions capitales, modifié dans un sens favorable à l’accusation certaines règles concernant la recevabilité des preuves et la protection des suspects. Mais elle a aussi affirmé la légalité de l’avortement, autorisé la publication de documents jugés secrets par le pouvoir exécutif, interdit les écoutes téléphoniques sans contrôle judiciaire, jugé que le président devait communiquer aux tribunaux les documents que ceux-ci réclamaient. Interprète de la Constitution, le pouvoir judiciaire – et notamment la Cour suprême – joue donc un rôle politique important: il définit à chaque période de l’histoire américaine l’idéologie politique qui doit inspirer l’action de toutes les institutions. Populaire auprès de ceux qui partagent son idéologie du moment, ce «gouvernement des juges» est contesté par les autres au nom des principes mêmes de la démocratie représentative. Constatant la relative impuissance de l’exécutif et du législatif à agir dans des domaines qu’elle jugeait fondamentaux, la Cour suprême a pris sur elle de donner à certains problèmes politiques des solutions judiciaires, allant jusqu’à prescrire aux autres pouvoirs leur action. Sous la présidence du juge William Rehnquist, nommé par R. Reagan, et comprenant désormais une majorité de membres désignés par des présidents républicains, la Cour suprême a infléchi sa jurisprudence dans un sens conservateur, sans renoncer à son activisme à chaque fois qu’il sert cette orientation. Le président Clinton cherchera sans doute à y nommer des juges plus conformes aux orientations qui sont les siennes.Les conséquences du fédéralismeÀ la séparation fonctionnelle des pouvoirs au niveau de l’Union s’ajoute, dans la Constitution des États-Unis, une séparation territoriale: les États n’ont pas cessé d’être jaloux de leurs droits et ont cherché à concilier le maintien de leurs prérogatives constitutionnelles et l’aide croissante qu’ils réclament et reçoivent de l’administration fédérale.Tout comme pour les relations entre les pouvoirs fédéraux, la Constitution impose moins une véritable séparation des pouvoirs entre l’État et les États qu’une collaboration pouvant aller jusqu’au partage des responsabilités. À l’évolution du fédéralisme depuis le début du siècle, caractérisée par une tendance à la centralisation n’excluant pas une certaine liberté d’action au niveau des États, a succédé sous le président Nixon, et surtout sous le président Reagan, une politique de rééquilibrage au profit de ceux-ci. Beaucoup ont été portés à redevenir actifs en matière économique et sociale.Parce que sa base politique est plus large, parce qu’elle dispose de ressources beaucoup plus considérables qu’elle est en mesure de redistribuer, parce qu’elle a la charge des principaux domaines d’activité à l’échelle de la nation tout entière, l’administration fédérale avait auparavant vu son importance croître par rapport à celle des États. Les responsabilités nouvelles du président en matière économique, la prise de conscience des besoins nationaux en matière d’éducation – domaine qui relève pourtant de la compétence des États – et le poids même des dépenses militaires se traduisant finalement par des commandes de matériel et des installations de bases qui engagent les deniers de Washington entraînent ainsi une intrusion fédérale dans la vie locale, souvent accueillie avec reconnaissance, et même obtenue parfois grâce à des pressions plus ou moins occultes.Il ne faut pas conclure à la toute-puissance du président et des administrations qui dépendent de lui. Il y a bien peu de choses que le président puisse faire à l’échelon local sans l’assentiment des autorités locales; sauf cas tout à fait exceptionnel, même le maintien de l’ordre dépend de chaque gouverneur, et le président ne dispose pas d’administration d’exécution lui permettant d’imposer sa volonté. Même si le Congrès a limité certaines prérogatives des États, ces prérogatives demeurent intactes dans des domaines importants. Elles ne sont d’ailleurs pas utilisées seulement à des fins conservatrices.Beaucoup d’États ont joué, et continuent à jouer, un rôle de «laboratoire»: il s’agit de mettre à l’épreuve un certain nombre de dispositions et d’institutions qui seront souvent par la suite adoptées par le pays tout entier. Le droit du travail, la politique de l’enseignement, la lutte contre la discrimination sont particulièrement en avance dans certains États; d’autres mettent à profit leur autonomie pour pratiquer une politique jugée indésirable par la plupart: le système fédéral permet d’en limiter l’influence.Au cours des années récentes, par ses dépenses directes et par ses subventions, souvent assorties de conditions, c’est malgré tout le pouvoir central – Congrès, et surtout président – qui a orienté l’évolution des États et aussi, de plus en plus directement et efficacement, des municipalités. L’élan acquis est tel que même un «freinage» poserait des problèmes financiers, donc politiques, insolubles à l’échelon des États. C’est pourquoi un des volets essentiels de la politique de R. Reagan a été une «restitution» aux États d’une partie importante des fonds que l’administration fédérale dépense sur leur territoire, à charge pour eux de les utiliser selon leurs propres priorités.2. Principes et attitudes politiquesNaguère considéré comme reposant sur un consensus sans faille, l’équilibre américain apparaissait bien compromis vers 1965-1970. Les valeurs du pays, sa structure sociale étaient combattues par des minorités qui n’hésitaient pas à user de violence; on voyait éclater des conflits idéologiques aigus. D’autres pays, d’autres sociétés savent que la contestation fait partie de leur vie normale; aux États-Unis, il était admis que les affrontements ne devaient pas être à caractère idéologique. Or les militants, Noirs et étudiants, situés délibérément en marge du système politique, ne sont pas seuls à en enfreindre les règles supposées: la désignation du sénateur Goldwater comme candidat républicain de droite à la présidence en 1964, la percée réussie en 1968 par le gouverneur Wallace, partisan de la ségrégation raciale, l’élection de Nixon en 1968 et sa réélection triomphale en 1972, la victoire de Reagan en 1980 et 1984, l’élection de G. Bush en 1988, comme celle de B. Clinton en 1992, ont rappelé que l’idéologie américaine n’est pas forcément une. Une vraie division entre «libéraux» et «conservateurs» est apparue.Les limites de la démocratieDans leur immense majorité, les Américains apparaissent cependant attachés à la démocratie. À la question «De quoi êtes-vous le plus fier dans votre pays?» 85 p. 100 des Américains interrogés en 1960 pour l’enquête d’Almond et Verba répondaient: des institutions (la Constitution, la liberté, la démocratie, etc.). De très nombreuses enquêtes confirment que beaucoup d’Américains sont persuadés de la supériorité des institutions – et du système économique – de leur pays. Mais, lorsqu’on les interroge sur le degré de confiance qu’ils accordent à chacune de ces institutions, les résultats sont préoccupants: une certaine «aliénation» à l’égard de la vie politique s’est installée.Chez les électeurs mêmes, on observe une quasi-unanimité dès qu’il est question des règles élémentaires du jeu politique et des grands principes abstraits; mais bien des enquêtes confirment ce que montre l’observation banale: beaucoup d’Américains refusent certaines conséquences de l’idéal démocratique auquel ils croient adhérer. À propos de la légitimité de la censure, des droits des minorités, de l’égalité de tous les citoyens, on s’aperçoit que les attitudes démocratiques sont d’autant plus marquées que le niveau d’instruction et d’activité politique des individus est élevé. Souvent divisée sur la politique à suivre, l’élite manifeste une adhésion à la démocratie sensiblement plus intense que celle des masses; elle est mieux à même de comprendre le fonctionnement du système politique, et les valeurs de ses membres tendent à se renforcer mutuellement.Un tel hiatus entre une élite attachée à la démocratie et des masses plus indifférentes, voire résignées, est-il grave pour le fonctionnement du système? Pas nécessairement, à condition que les indifférents ou les adversaires de la démocratie restent passifs, et que certains membres de l’élite ne mobilisent pas une partie des masses contre le système, comme pendant la période du maccarthysme.L’action politiqueLe niveau de la participation électorale, qui décline depuis 1960 (cf. figure), celui de l’information des citoyens, l’intérêt pris à la vie politique et la qualité de cet intérêt inquiètent beaucoup d’observateurs. Pour la plupart des citoyens américains – comme pour ceux des autres pays –, loin d’être le principal sujet de préoccupation, la politique est un sujet d’intérêt occasionnel, difficile à comprendre, dont l’importance ne justifie pas qu’on lui consacre beaucoup de temps, sauf comme spectacle. Les progrès de l’instruction et les circonstances – les controverses au sujet de la guerre au Vietnam, par exemple – peuvent attirer à la politique, de façon durable ou temporaire, des groupes importants de citoyens; mais la torpeur générale reste la règle. Est-elle engendrée par le système? Ce n’est pas certain. Lui est-elle nuisible? Pas nécessairement. Une démocratie de masse pourrait-elle se maintenir si la plupart de ses citoyens avaient des opinions arrêtées et une activité politique intense? L’existence d’une couche de citoyens moins passionnés, moins bien informés, plus aptes à modifier leurs préférences, constitue peut-être un facteur de souplesse pour un système guetté par l’ossification.L’influence des partisConfédérations lâches d’intérêts contradictoires qu’unit principalement le désir d’utiliser à des fins politiques locales la campagne présidentielle, tels sont les grands partis politiques américains, au nombre de deux: le Parti démocrate et le Parti républicain. On a coutume d’écrire qu’ils se ressemblent beaucoup dans leurs principes comme dans leur action. Les enquêtes faites auprès des militants et des responsables montrent pourtant que chaque parti a un axe propre et constitue une communauté distincte, même si les points de concordance entre eux sont nombreux. Le Parti démocrate est celui qui défend les «petits» – ouvriers, consommateurs, membres des minorités – contre les «gros»; il est disposé à utiliser à cette fin l’appareil de l’État. Le Parti républicain, à l’inverse, défend surtout les producteurs et les chefs d’entreprise; il est hostile à l’extension de l’intervention publique. Pour beaucoup, ces différences n’ont pas un caractère idéologique. Mais il n’est pas certain, mode d’expression mis à part, que tous les partis jugés «idéologiques» en Europe le soient plus que les grands partis américains.Si ces derniers continuent à être peu organisés et à n’avoir notamment pas de «membres» porteurs d’une carte et payant des cotisations, ils bénéficient du soutien d’un grand nombre de citoyens. L’affiliation partisane, souvent transmise de génération en génération au même titre que l’appartenance religieuse, demeure le principal facteur explicatif du vote aux élections présidentielles et législatives, même si l’on constate un déclin du nombre des Américains qui s’identifient aux partis, et une montée des «indépendants» (tabl. 2), et si de plus en plus d’électeurs «panachent» leur vote (en votant, par exemple, pour le candidat à la présidence d’un des partis, et pour les candidats au Sénat, à la Chambre ou au poste de gouverneur de l’autre parti). Les électeurs démocrates et les électeurs républicains ne manifestent pas entre eux des différences aussi importantes que celles qui séparent les dirigeants des partis. En fait, la majorité des votants est proche des positions démocrates, les hommes politiques républicains étant sensiblement plus conservateurs en matière économique et sociale que la plupart de leurs électeurs. Loin de camoufler les désaccords entre électeurs, les partis les amplifient; mais l’opinion publique les incite généralement à ne pas agir en fonction de leurs seules préférences idéologiques. Après 1980 (élection de R. Reagan), on constate une véritable division des préférences: les électeurs préfèrent un président conservateur, symbole des valeurs traditionnelles et méritant leur confiance comme responsable de la politique étrangère, et un Congrès à majorité démocrate, garant de la continuité de la politique sociale progressiste. L’élection de B. Clinton en 1992 met fin à douze ans de «cohabitation»; il est vrai que 19 p. 100 des électeurs ont voté pour Ross Perot, candidat sans parti.Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, certains réformateurs avaient préconisé pour les États-Unis un système de partis disciplinés et responsables, «à l’anglaise». On en est plus loin que jamais, et les réformateurs eux-mêmes sont de moins en moins persuadés de l’adéquation d’un système aussi rigide aux besoins d’une société politique si complexe.Groupes de pressionL’absence de partis disciplinés met les hommes politiques à la merci de pressions de tous ordres. Une réglementation adoptée en 1946 a permis de mieux connaître les mécanismes de ces luttes d’influence, mais sans paraître les gêner pour autant. Les intérêts organisés s’efforcent de faire élire ou réélire les candidats de leur choix, parce qu’ils les savent bien disposés à leur égard – les syndicats soutiennent dans l’ensemble les candidats démocrates, les organisations patronales les candidats républicains – ou pour en obtenir des faveurs précises, sur le plan local ou national. Les campagnes électorales coûtent de plus en plus cher: en 1988, l’ensemble des candidats à tous les niveaux a dû dépenser plus de deux milliards de dollars. Aussi le Congrès a-t-il adopté en 1974 un système de financement public des campagnes, et de limitation des contributions des particuliers et des entreprises et organisations aux caisses des partis et des candidats. Malgré cette réglementation, la plupart des candidats dépendent de telles contributions, ce qui limite souvent leur liberté d’action. On constate aussi l’influence croissante de groupes cherchant à obtenir un résultat précis – «groupes à intérêt unique» – qui cherchent à persuader candidats et partis de la justesse de leur cause, en mobilisant militants et électeurs et en aidant financièrement ceux qui les soutiennent. Les «sortants» sont privilégiés, et ainsi le plus souvent assurés de leur réélection.L’expression de la volontéC’est par la voie électorale que les citoyens américains expriment leurs aspirations et arbitrent entre les politiques qui leur sont proposées; mais les mécanismes du choix ne fonctionnent pas toujours à la satisfaction générale.Entre les électeurs et l’élection s’interposent en effet les partis, dont une des fonctions reconnues est de choisir les candidats. Même lorsque ce choix dépend localement d’élections primaires auxquelles participent tous les électeurs déclarant leur appartenance à l’un ou à l’autre parti, la plupart des électeurs ont le sentiment d’être souvent manipulés par les étatsmajors. La vérité est devenue autre: la multiplication des élections primaires (en 1980, c’est dans trente-cinq États et dans le District of Columbia que de telles élections se sont tenues pour la désignation du candidat à la présidence; leur nombre a diminué depuis lors) signifie que la convention nationale de chaque parti ne peut plus que ratifier le choix du candidat qui s’y est imposé: depuis 1948, sauf une fois (au Parti démocrate, en 1952) il n’y a jamais eu plus d’un tour de scrutin.Le processus constitué par les élections primaires et par la campagne présidentielle – scénario qui se déroule tous les quatre ans de janvier à novembre, paralysant petit à petit la capacité de décision du président en place – permet-il au moins de trancher les véritables problèmes qui se posent à la société américaine? La réponse ne peut être que nuancée. Tous les problèmes sont débattus, et même si la campagne électorale paraît souvent tourner à l’affrontement personnel et se désintéresser des grandes options, c’est souvent parce que les candidats ont déjà adopté des positions conformes à la volonté de la majorité. Mais ceux qui participent aux «primaires» ne sont guère que le quart de l’électorat potentiel, et ne le représentent pas vraiment: plus fortement politisés, plus «idéologiques» aussi, ils imposent aux autres un choix qui n’est pas toujours conforme à leurs aspirations (tabl. 3).L’insatisfaction d’une partie des citoyens à l’égard des candidats en présence explique la faible participation électorale, et son déclin: d’un peu plus de 60 p. 100 environ pendant les années soixante, pour les élections présidentielles, à environ 55 p. 100 dans les années soixante-dix (53,9 p. 100 en 1980, 50,1 p. 100 seulement en 1988, mais 55 p. 100 en 1992), alors qu’en Europe occidentale il est souvent de 80 ou même de 85 p. 100. Les conditions requises pour l’inscription sur les listes électorales continuent à dépendre des États, et varient donc beaucoup; elles aboutissent fréquemment, notamment en imposant une durée de résidence pouvant aller jusqu’à deux ans, à exclure une proportion appréciable d’une population particulièrement mobile. On continue à calculer le taux de participation non par rapport aux électeurs inscrits, comme en Europe, mais par rapport à la population en âge de voter, ce qui abaisse considérablement ce taux. Mais il faut sans doute admettre qu’un nombre croissant d’Américains n’estiment pas que le choix proposé présente une quelconque importance, et ne se dérangent pas pour voter.Le mécanisme même de l’élection présidentielle – suffrages décomptés État par État, la majorité dans chaque État entraînant le vote de tous les «grands électeurs» de l’État – est souvent critiqué. Une réforme tendant à déclarer élu celui des candidats qui obtient le plus de suffrages est périodiquement proposée. Mais il n’est pas certain que le système actuel puisse être profondément modifié, car il favorise les très grands États, dont l’assentiment est presque indispensable à une révision constitutionnelle.Certainement perfectible, ce système par lequel les Américains sont appelés à faire connaître officiellement leur volonté – que complètent très efficacement les sondages d’opinion – paraît intimement lié à la structure même de l’électorat. Les efforts de la Cour suprême tendant à améliorer la base géographique de la représentation ne font qu’adapter les institutions à la réalité sociale; beaucoup de spécialistes et d’hommes politiques pensent, peut-être par conservatisme, que des réformes radicales détruiraient les équilibres mêmes sur lesquels repose la vie politique américaine. Mais les problèmes graves auxquels les États-Unis doivent faire face aujourd’hui permettent-ils de juger encore primordial le souci de l’équilibre?3. Stabilité du systèmeContrairement à ce qu’avaient prédit des observateurs éminents, la guerre froide n’a pas eu raison de la démocratie américaine. Malgré des épisodes sombres – le maccarthysme, la guerre du Vietnam et l’affaire du Watergate –, les libertés publiques ont survécu et la capacité du corps politique américain à résister à l’autoritarisme est sortie renforcée de ces épreuves.Mais ni le prestige du personnel politique dans son ensemble, ni la satisfaction éprouvée par les Américains à l’égard de leur système politique n’ont retrouvé un niveau qui permette de mettre l’accent sur le consensus : il faut plutôt parler d’acceptation, voire de résignation. Et pourtant, en dehors de réformes partielles, il n’est guère question aux États-Unis de modifier le système lui-même, considéré comme une donnée à peu près immuable de la vie nationale: sa fragmentation, sa capacité de résistance sont telles que, en dehors d’une crise sociale d’une gravité extrême, un bouleversement est plus que jamais difficile à concevoir. Or la crise économique de la fin des années 1970 et du début des années 1980, avec 10 à 14 millions de chômeurs, s’est révélée supportable: il est vrai que, s’il n’y a pas eu autant de chômeurs depuis les années 1930, le nombre des emplois bat lui aussi tous les records. Et, si le problème noir n’est pas réglé, le militantisme ne met plus du tout en péril les fondements de la société.Profondément idéologique, parce que attachée à la réalisation d’un idéal, la société américaine est caractérisée par deux systèmes de valeurs contradictoires. Dans le domaine politique, la démocratie suppose l’égalité, la coopération en vue du bien commun, la solidarité, peut-être même la fraternité. Dans le domaine économique, l’organisation libérale repose sur la recherche égoïste du profit et de l’efficacité, sur la concurrence et l’individualisme. Dans la réalité, les deux systèmes ne sont pas, à condition qu’on ne les prenne pas à la lettre, vraiment inconciliables; mais peut-on nier qu’ils n’obéissent pas à la même inspiration et à la même logique? Et à quel prix pourra-t-on éviter d’offrir aux jeunes Américains une idéologie qui satisfasse mieux leur besoin de cohérence et leur soif de justice? La tentative reaganienne d’imposer un redressement inspiré par l’idéologie conservatrice ne correspond ni à la volonté de la plupart des Américains, dont il n’est guère plus d’un tiers à se déclarer acquis au conservatisme, ni aux exigences d’une situation qui continue à imposer une vigoureuse impulsion de la part des pouvoirs publics: elle n’a pas réussi à bouleverser le paysage de manière durable, par exemple par une forte réduction des dépenses publiques, mais a au contraire légué un déficit budgétaire gigantesque. La forte volonté réformatrice de B. Clinton se heurte aussi à cet obstacle.Parce qu’il est à la fois divisé et fragmenté, le système américain est souvent peu dynamique. Les élections infléchissent une ligne politique moyenne bien plus qu’elles n’imposent un changement de cap. La nature jurisprudentielle d’une partie importante du droit – et même de l’idéologie, telle que la définit la Cour suprême – est un facteur de rigidité, tout comme le respect général des règles constitutionnelles. Le peuple souverain accepte de s’autolimiter. La relative homogénéité sociale de l’élite est propice aux adaptations progressives bien plus qu’aux mutations. Deux siècles après leur mise en place, les institutions américaines ne manifestent guère de possibilités d’évolution profonde, alors même qu’à l’occasion de crises répétées, telles que celle de 1990 à propos du budget, beaucoup d’observateurs affirment la nécessité de réformes.
Encyclopédie Universelle. 2012.